CSRD et devoir de vigilance : les États-Unis de Trump font monter la pression sur l’Europe « à un moment crucial »

Les États-Unis contestent l’extraterritorialité des normes européennes.

CSRD et devoir de vigilance : les États-Unis de Trump font monter la pression sur l’Europe « à un moment crucial »

Les procureurs américains à l’offensive contre les normes européennes

Seize procureurs généraux d’États américains ont exhorté plusieurs dirigeants de géants du numérique comme Meta à refuser d’appliquer les deux législations européennes dont Washington dénonce la portée extraterritoriale. D’un côté, les critiques semblent fantasques, surtout venant des États-Unis, eux-mêmes champions de l'extraterritorialité. De l’autre, l’influence américaine sur les négociations en cours à Bruxelles paraît bien réelle. Explications.

Une lettre offensive contre la CSRD et le devoir de vigilance

Les États-Unis de Donald Trump en ont décidément après le devoir de vigilance européen et la directive CSRD. Dans une lettre adressée début octobre à Meta et dévoilée récemment en ligne, seize procureurs généraux américains exhortent le géant du numérique dirigé par Mark Zuckerberg à ne pas respecter ces deux législations de l’UE.

« Des entreprises comme la vôtre ne devraient pas permettre à des bureaucrates de Bruxelles de dicter les politiques et les opérations de votre entreprise ici, en Amérique », lit-on dans ce courrier signé par ces « state attorneys general », issus de seize États américains pour l’essentiel républicains (Floride, Alabama, Louisiane, Texas, ou encore Alaska, etc.) « Ces directives demandent à des entreprises américaines comme la vôtre de suivre des mandats européens en matière d'ESG et de DEI [diversité, équité et inclusion] qui sont illégaux en Amérique. Les entreprises américaines doivent toujours respecter les lois américaines, quoique puissent en penser les élites européennes », est-il encore indiqué dans cette missive, dont des modèles similaires auraient été envoyés aux dirigeants de Microsoft, Amazon et Google.

Le débat sur l’extraterritorialité : arguments et contradictions

Les accusations américaines contre l’application des règles européennes

C’est ainsi le caractère extraterritorial de ces deux législations qui est attaqué. De fait, la CSRD comme le devoir de vigilance ont, en principe, pour vocation de s’appliquer aussi à certaines grandes firmes étrangères si elles sont actives en Europe. Pour rappel, la directive sur le reporting de durabilité (la fameuse « CSRD »), doit, à compter de l’exercice 2024 imposer chaque année à certaines entreprises de déclarer des informations ESG (émissions de CO₂, gestion des déchets, utilisation de l’eau, égalité salariale, etc). Pour les entreprises non européennes avec un chiffre d'affaires considérable au sein du marché de l’UE, ce reporting ne devra néanmoins débuter qu’en 2029, sur l'année 2028.

Du côté de la directive sur le devoir de vigilance, qui exige des grands groupes de traquer et de combattre les atteintes aux droits humains ou à l’environnement éventuellement causées par leur activité — ou par celles de leurs partenaires —, l’entrée en vigueur pour la première vague d’entreprises ne devrait pas avoir lieu avant 2028. Dans les deux cas, le nombre d’entreprises non-européennes – a fortiori américaines – concernées devrait être très limité.

L’ironie d’une contestation venue du champion mondial de l’extraterritorialité

En tout état de cause, l’indignation contre l'extraterritorialité européenne ne manque pas d’ironie : les États-Unis sont justement connus pour adopter « une interprétation très extensive de l’extraterritorialité de leurs lois, qui contraint de nombreuses entreprises étrangères à les respecter, y compris en dehors des États-Unis », que ce soit en matière de lutte anti-corruption, d’accès aux données ou de sanctions économiques, comme l’explique le cabinet d'avocats d'affaires Gide sur son site.

« Les lois américaines ont une portée extraterritoriale et imposent des obligations à nos entreprises. L’Europe doit, elle aussi, utiliser sa force et la puissance de son marché unique pour faire respecter ses valeurs », revendique en ligne l’eurodéputé Pascal Canfin. Et l’influent macroniste de promettre : « L’Europe ne renoncera pas à la puissance normative de ses normes extraterritoriales ! ».

L’influence américaine sur la réforme européenne en cours

Une réforme “omnibus” qui semble aller dans le sens de Washington

Des modifications favorables aux demandes américaines

Si certains en Europe bandent les muscles, l’Union semble aller dans le sens des revendications états-uniennes, alors même qu’une réforme de simplification (dite « omnibus ») détricotant ces deux directives est justement dans les tuyaux à Bruxelles.

Le 21 août dernier, dans une déclaration conjointe avec les États-Unis, l’UE avait d’ailleurs explicitement promis de prendre en compte des demandes américaines sur le sujet. L’omnibus en cours de discussion répond, certes, aux priorités politiques internes à l’UE, qui privilégie désormais la simplification administrative et la compétitivité de ses entreprises au détriment de ce type de législations vertes et sociales. Mais Washington ne semble pas pour autant dénuée d’influence sur les discussions européennes.

Des pressions directes exercées par les organisations industrielles américaines

Dans une autre lettre datée du 29 octobre, cinq grandes organisations industrielles américaines (dont la Chambre de Commerce des États-Unis et le “Small business & Entrepreneurship Council”) avaient prié l’administration Trump d'interférer encore davantage dans le processus européen : « Le vote en séance plénière [au Parlement européen] est désormais prévu pour le 12 novembre, après quoi les trilogues entre la Commission, le Conseil et le Parlement commenceront afin de négocier un texte final de l’Omnibus. C’est un moment crucial pour souligner les préoccupations exprimées”, estimaient ces organisations, appelant à « supprimer les dispositions à portée extraterritoriale et préserver la souveraineté réglementaire des États-Unis ».

Des inquiétudes souvent exagérées et des accusations infondées

En regard de la réalité de ce que devraient devenir les deux directives à la suite de la réforme omnibus, les préoccupations américaines exprimées paraissent excessives. Ainsi, ces lobbys s’inquiètent d’un devoir de vigilance qui « s’étendra en profondeur au sein du réseau de fournisseurs » des entreprises américaines, jusqu’à constituer une charge pour « les PME n’ayant aucune relation directe avec les régulateurs européens ».

Une portée réelle bien moindre que celle dénoncée par les États-Unis

Dans les faits, au moins 80% des entreprises visées initialement devraient échapper à la législation ; de plus, quand celle-ci concernait en effet initialement de manière indirecte l'ensemble de la chaîne de valeur des multinationales en question, la Commission, comme les Etats membres aimeraient désormais limiter le devoir de vigilance aux partenaires de premier rang (dits « tier 1 partners »).

Des accusations de discrimination totalement fausses

Approximations et accusations fausses

De la même manière, les seize procureurs généraux s'indignent que ces deux législations « obligent les entreprises à se conformer à l’Accord de Paris et à d’autres accords similaires, malgré le fait que le président Trump ait retiré les États-Unis de ces accords ». Or si les entreprises directement visées auront, en effet, à concevoir (selon l’article 22) des plans de transition climatique pour expliciter comment elles entendent contribuer aux objectifs climatiques, dont ceux de l’accord de Paris, elles ne seront a priori pas tenues juridiquement de les mettre en œuvre.

Du reste, l’UE n’est pas seule : l’obligation d’adopter de tels plans « devient la norme de l’Australie et l'Indonésie au Mexique, en Nouvelle-Zélande, au Pakistan, au Sri Lanka, en Tanzanie ou en Zambie », relève Andreas Rasche, professeur à la Copenhagen Business School sur le réseau Linkedin.

Enfin, dans leur lettre adressée à Meta, les seize procureurs généraux s’émeuvent du fait que les deux législations européennes contraindraient les entreprises américaines à avoir recours à des « pratiques de discriminations basées sur la race », ce qui est « totalement inconstitutionnel » outre-Atlantique. La lettre fait ainsi un raccourci étonnant entre le reporting ESG et les pratiques de discriminations positives répandues dans certains groupes américains.

L’accusation est tout à fait erronée : la CSRD contraint certes des entreprises à dévoiler certaines données en matière de parité de genre, mais pas sur les discriminations raciales. En tout état de cause, la législation s’en tient à exiger la transparence, elle ne requiert en rien des entreprises d’appliquer de quelconques quotas.